CHAPITRE V
Arrivée à Zendjan. — Les Babys. — Le camp de Tébersy. — Révolte religieuse. — Siège de Zendjan. — Supplice des
révoltés. — Une famille baby. — L'armée persane. — Sultanieh. — Tombeau de chah Khoda Bencleh. — Les
tcharvadars. — Exercice illégal de la médecine.
29 avril. — Zendjan, capitale de la province de Khamseh, est situé sur un plateau dominant
une belle plaine qu'arrose un affluent du Kisilousou, et doit à son altitude élevée une
température très agréable en été, mais par cela même rigoureuse en hiver. Cette ville, qui se
glorifie, peut-être à tort, d'avoir donné naissance à Ardechir-Babegan, le premier prince de
la dynastie sassanide, fut en partie détruite par Tamerlan, peu après la ruine de Sultanieh, et
perdit pendant cette période un de ses monuments les plus remarquables, le tombeau du cheikh
Abou Féridje. Des désastres plus récents, conséquence de la révolte des Babijs, ont fait oublier
l'invasion tartare, mais ont illustré à jamais la vaillante population de la cité.
En 1843 arrivait à Chiraz un homme d'une grande valeur intellectuelle, Mirza Ali
Mohammed; le nouveau venu prétendait descendre du Prophète par Houssein, fils d'Ali,
bien qu'il n'appartînt pas aux quatre grandes familles qui, seules, peuvent se targuer,
sur des preuves même discutables, d'une si sainte origine. Il revenait dans sa ville natale,
après avoir accompli le pèlerinage de la Mecque et visité la mosquée de Koufa, « où le
diable l'avait tenté et où il s'était détaché de la loi orthodoxe ». Il se mit immédiatement
à parler en public; comme tous les réformateurs, il s'éleva avec violence contre la dépravation
générale, le relâchement des mœurs, la rapacité des fonctionnaires, l'ignorance des mollahs,
et montra dans ses premiers discours une tendance à ramener la Perse à une morale
empruntée aux religions guèbre, juive et chrétienne. Dès le début de son apostolat, Mirza
Ali Mohammed abandonna son nom pour adopter le titre de Bab (« porte » par laquelle on
arrive à la connaissance de Dieu) et fut bientôt entouré de prosélytes nombreux, les Babys,
qu'enthousiasmait sa chaude éloquence. Le nouveau prophète accordait à ses disciples une
liberté d'action et une indépendance inconnues aux musulmans : « Il n'avait pas reçu
mission, disait-il, de modifier la science de la nature divine, mais il était envoyé afin de
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donner à la loi de Mahomet un développement semblable à celui que ce dernier avait déjà
apporté à la loi du Christ. »
Il n'engageait point les fidèles à se lancer dans la recherche stérile de la vérité, et
leur conseillait d'aimer Dieu, de lui obéir, sans s'inquiéter de rien autre au monde.
Afin de compléter l'effet de ses premières prédications, le Bab publia bientôt deux livres
célèbres écrits en langue arabe : le Journal du pèlerinage à la Mecque, et un Commen-
taire de la sourat du Koran intitulée : Joseph. Ces ouvrages se faisaient remarquer par
la hardiesse de l'interprétation des textes sacrés et la beauté du style.
Cependant les attaques violentes dirigées par le Bab contre les vices du clergé ne tar-
dèrent pas à ameuter contre lui tous les prêtres du Fars. Ceux-ci se plaignirent amèrement
au roi et, entre-temps, engagèrent une discussion avec un adversaire qui les eut bientôt
réduits au silence.
Mohammed chah montra peu d'émotion en apprenant les événements survenus dans le
Fars. Doué d'un caractère mou et d'un esprit sceptique, il vivait en outre sous la tutelle
d'un premier ministre plus porté à approuver en secret les attaques dirigées contre le
clergé qu'à augmenter l'autorité des prêtres en prenant chaudement leur défense. Le roi
se contenta d'interdire aux deux parties de disputer en public sur les nouvelles doctrines,
et ordonna au Bab de s'enfermer dans sa demeure et de n'en jamais sortir.
Cette tolérance inattendue enhardit les Babys : ils s'assemblèrent dans la maison
de leur chef et assistèrent en nombre toujours croissant à ses prédications. Celui-ci leur
déclara alors qu'il n'était point le Bab, c'est-à-dire la « porte de la connaissance de Dieu »,
comme on l'avait cru jusqu'alors, comme il l'avait supposé lui-même, mais une sorte de
précurseur, un envoyé d'Allah. En conséquence, il prit le titre d'« Altesse Sublime » et
transmit celui de « Bab » à un de ses disciples les plus fervents, Mollah Houssein, qui devint,
à partir de ce moment, le grand missionnaire de la foi nouvelle.
Muni des œuvres de son maître, le Journal du pèlerinage à la Mecque et le Com-
mentaire sur la sourat du Koran, ouvrages qui résumaient alors les théories religieuses
du réformateur, le nouveau Bab partit pour Ispahan et annonça au peuple enthousiasmé
que l'Altesse Sublime était le douzième imam, l'imam Meddy. Après avoir réussi, au delà
de toute espérance, à convertir non seulement les gens du peuple, mais même un grand
nombre de mollahs et d'étudiants des médressès célèbres de la capitale de l'Irak, il se
dirigea sur Téhéran, demanda une audience à Mohammed chah, et fut autorisé à lui sou-
mettre ses doctrines et à lui présenter les livres babys. C'était un triomphe moral d'une
portée considérable.
Pendant que le Bab prêchait dans la capitale et déterminait de très nombreux adeptes
à s'enrôler sous sa bannière, l'agitation gagnait les andérouns. Dès son apparition, la
nouvelle religion avait su intéresser à son succès les femmes, si annihilées par le Koran,
en leur promettant l'abolition de la polygamie, considérée à juste titre par l'Altesse Sublime
comme une source de vice et d'immoralité, en les engageant à rejeter le voile, et en
leur attribuant auprès de leur mari la place honorée et respectée que l'épouse et la mère
doivent occuper dans la famille. Toutes les Persanes intelligentes apprécièrent les incon-
testables avantages de cette révolution sociale, embrassèrent avec ardeur les croyances du
réformateur et se chargèrent de propager le babysme dans les andérouns, inaccessibles aux
hommes.
L'une d'elles, douée d'une éloquence entraînante et d'une surprenante beauté, devait
soulever la Perse entière. Elle se nommait Zerrin Tadj (Couronne d'or), mais dès le commen-
cement de son apostolat elle adopta le nom de Gourret el-Ayn (Consolation des yeux).
L'INSURRECTION BABY.
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Gourret el-Ayn était née à Kazbin et appartenait à une famille sacerdotale. Son père,
jurisconsulte célèbre, l'avait mariée, fort jeune encore, à son cousin, Mollah Mohammed.
Admise chaque jour à entendre discuter des questions religieuses et morales, elle s'intéressa
aux entretiens en honneur dans sa famille, apprit l'arabe pour les suivre plus aisément et
s'appliqua même à interpréter le Koran. Les prédications du Bab furent trop relentissantes
pour que Gourret el-Ayn pût en ignorer l'esprit; elle fut frappée des grands côtés de
la nouvelle doctrine, se mit en correspondance suivie avec l'Altesse Sublime, qu'elle ne
connut jamais, paraît-il, et embrassa bientôt toutes ses idées réformatrices. Peu après,
elle reçut du chef de la religion la mission de propager le babysme, rejeta fièrement le
voile, se mit à prêcher à visage découvert sur les places publiques de Kazbin, au grand
scandale de sa famille, et conquit à la nouvelle foi d'innombrables adeptes; mais, bientôt
fatiguée de lutter sans succès contre tous ses parents, elle les quitta sans esprit de
retour, sortit de Kazbin, et à partir de cette époque se consacra à l'apostolat dont l'Altesse
Sublime l'avait chargée.
Mollah Houssein et Gourret el-Ayn, tels furent en réalité les grands propagateurs du
babysme, car Mirza Ali Mohammed, toujours enfermé à Chiraz, s'employait tout entier
à coordonner les préceptes de la religion.
En quittant Téhéran, Mollah Houssein, suivi d'une nombreuse troupe de fidèles, s'était
dirigé vers le Khorassan et n'avait pas tardé à arriver à Mechhed, où il espérait
établir un centre important de prédications. Contre son attente, il y fut mal accueilli,
maltraité même par le mouchteïd, qui osa lever son bâton sur lui; une sorte d'émeute
s'ensuivit, et Mollah Houssein allait être chassé de la ville quand on apprit tout à coup
la mort de Mohammed chah. A cette nouvelle, les Babys sortirent de la ville sainte et se
dirigèrent vers le Mazenderan, dans l'espoir de faire leur jonction avec des enthousiastes
conduits par Gourret el-Ayn. Le clergé du Khorassan, plus épouvanté des succès des
Babys que ne l'avaient été les prêtres du Fars, ne s'en rapporta pas, pour détruire
l'hérésie naissante, au zèle religieux du nouveau chah, Nasr ed-din, qui n'avait point
encore eu le temps de procéder aux fêtes de son couronnement ; il prit sur lui de diriger
des émissaires sur les traces du Bab. Ceux-ci surexcitèrent violemment les populations
des campagnes contre les réformés; des insultes on en vint aux coups, enfin on prit les
armes. Mollah Houssein, inquiet du sort des convertis attachés à ses pas, songea à s'abri-
ter derrière une place forte. Le tombeau de cheikh Tébersy lui parut favorablement situé;
il le fît entourer de fossés et de murailles, y enferma des approvisionnements considérables,
achetés ou réquisitionnés dans les campagnes, et donna dès ce moment à ses prédica-
tions un caractère plus politique que religieux : avant un an, à l'entendre, l'Altesse Sublime
aurait conquis les « sept climats de la terre » , les Babys posséderaient le monde et se feraient
servir par les gens encore attachés aux vieilles doctrines; on ne parlait de rien moins, à
Tébersy, que de se partager le butin de l'Inde et du Roum (Turquie).
Les fêtes du couronnement étaient enfin terminées; le nouveau ministre, l'émir Nizam,
sentant que les querelles religieuses ne tarderaient pas à dégénérer en agitations politiques, m
envoya des troupes pour disperser les insurgés du camp de Tébersy. Elles furent d'abord
battues à plusieurs reprises. Cependant de nouveaux renforts arrivèrent, et la place fut
investie. Durant plus de quatre mois, les assiégés supportèrent de terribles combats et ne se
déterminèrent à, demander la capitulation qu'après avoir été réduits à la plus épouvantable
famine. Maigres, hâves, décharnés comme des gens nourris depuis plusieurs jours de farine
d'ossements et du cuir bouilli des ceinturons et des harnais, les Babys défilèrent semblables à
des spectres devant leurs vainqueurs étonnés que, sur un millier d'hommes réfugiés dans
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Tébersy, il en restât à peine deux cents. On profita de l'état de faiblesse des vaincus pour les
griser et, au milieu de la nuit, on les égorgea. Bien peu échappèrent au massacre, ordonné
au mépris des articles de la capitulation.
A la nouvelle de cette terrible exécution, les Babys jurèrent de venger leurs martyrs.
Mollah Houssein avait été tué pendant le siège ; on lui donna comme successeur Mohammed
Ali le Zendjani (natif de Zendjan). Le nouveau chef prit à son tour le titre de Bab, convertit
par ses éloquentes prédications la population presque tout entière de sa ville natale, où il
jouissait d'une grande influence, et groupa autour de lui les rares fugitifs du camp de Tébersy.
Une émeute, fomentée directement cette fois contre l'autorité royale et les prêtres, ne tarda
pas à éclater. A la suite d'un différend survenu entre un Baby et les collecteurs d'impôts, les
réformés parcoururent les bazars de Zendjan, appelant leurs coreligionnaires à la révolte ; plus
de la moitié de la population se souleva, prit les armes, pénétra dans les maisons des mollahs,
incendiant et pillant des quartiers entiers, tandis que Mohammed Ali, chef reconnu de
l'insurrection, s'emparait de la forteresse Ali Merdan khan, dans laquelle se trouvaient des
fusils et des munitions. Telle fut l'origine d'une lutte qui dura plus d'une année et à la fin
de laquelle devaient sombrer les espérances les plus chères des réformateurs.
Le gouverneur, effrayé de l'enthousiasme et du courage des Babys, demanda des troupes
à Téhéran. Plusieurs mois se passèrent sans que l'armée royale, forte de dix-huit mille hommes
et presque égale en nombre aux insurgés, osât les attaquer de front. Pendant ce temps ceux-ci
s'étaient barricadés dans les quartiers voisins de la citadelle, avaient construit des ouvrages
de défense appuyés sur les coupoles des mosquées et des caravansérails, et s'étaient exercés à
manier les armes trouvées dans la forteresse. L'artillerie leur faisait à peu près défaut : ils ne
pouvaient opposer aux huit canons et aux quatre mortiers de l'armée royale que deux pièces
sans portée, qu'ils avaient fondues à grand'peine.
Le siège des retranchements babys fut enfin commencé ; pendant plus de vingt jours les
assiégés soutinrent avec succès les assauts des troupes royales, mais, obligés bientôt de
ménager leurs munitions, ils ne tardèrent pas à perdre du terrain. Le cinquième jour du
Ramazan, malgré d'incroyables efforts, les insurgés durent abandonner une partie de leurs
positions, et, quelques jours après cet engagement, comme Mohammed Ali donnait l'ordre
d'incendier le grand bazar, dans l'espoir de produire une diversion, il tomba mortelle-
ment frappé. On l'emporta afin de cacher sa blessure aux combattants, et à partir de ce
moment la maison où il avait été déposé devint le centre d'une résistance si opiniâtre que
les chefs de l'armée royale donnèrent l'ordre de la canonner. Une construction de terre ne
devait pas résister longtemps aux boulets ; elle s'écroula, ensevelissant sous les décombres
tous ses défenseurs. Cependant on retira des ruines Mohammed Ali, mais il ne survécut pas
à ses blessures : huit jours après il expirait, encourageant les siens à combattre jusqu'au
dernier soupir et leur promettant la vie éternelle en récompense de leur dévouement et
de leur courage.
La mort du Bab mit un terme à la lutte ; la démoralisation ne tarda pas à pénétrer dans
„ le cœur des assiégés, et ces hommes, si courageux tant qu'ils avaient considéré leurs chefs
comme des saints les menant à la victoire, se déterminèrent à se rendre, à condition qu'ils
auraient la vie sauve.
Malgré cette promesse, ils ne furent pas mieux traités que les insurgés du camp de Tébersy :
les plus connus furent massacrés immédiatement; les autres, amenés à Téhéran à coups de
fouet, témoignèrent par leurs supplices du triomphe de l'armée royale. La prise de Zendjan
avait été aussi meurtrière pour les assiégeants que pour les assiégés. Les troupes régulières,
exaspérées de la résistance des révoltés, rasèrent les quelques quartiers encore debout
MORT DE L'ALTESSE SUBLIME.
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et assouvirent leur rage sur tous ceux qui furent accusés d'avoir favorisé la réforme. Les morts
eux-mêmes n'eurent point la paix. Comme on interrogeait les vaincus sur le sort cle Mohammed
Ali, ils assurèrent qu'il avait été tué. On refusa cle les croire ; ils désignèrent l'emplacement où
le corps était déposé; le cadavre fut déterré, attaché à la queue d'un cheval et traîné durant
trois jours à travers la ville; les derniers lamheaux du Bab furent finalement jetés aux chiens.
Seules les femmes, qui avaient en grand nombre pris part à la lutte, obtinrent grâce.
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JEUNE FILLE BABY.
La passion que subit à Tauris l'Altesse Sublime, les tortures infligées aux captifs conduits à
Téhéran, leur courage inébranlable, la persévérance avec laquelle ils protestèrent de la sainteté
de leur mission, produisirent sur l'esprit public une impression bien différente de celle qu'on
avait attendue de leur supplice. Un grand nombre de musulmans, attribuant l'étonnante force
dame des Babys à un pouvoir surnaturel, se convertirent en secret à la nouvelle religion.
Les principaux d'entre les réformés, profitant de ce retour de fortune, proclamèrent la
déchéance des Kadjars, rompirent tous les liens qui les rattachaient encore à la dynastie et
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se donnèrent pour chef un enfant à peine âgé de seize ans, nommé Mirza Yaya, qui, à
l'exemple du fondateur de la nouvelle religion, prit le titre d'Altesse Sublime. Le premier soin
de Mirza Yaya fut de quitter Téhéran et de parcourir toutes les villes de la Perse. Il sentait
combien il était nécessaire de raffermir le courage des Babys, de soutenir leur constance et
de défendre en même temps toute tentative de soulèvement à main armée. Puis il quitta la
Perse, où sa vie était en péril, et se retira à Bagdad, de manière à se mettre en relations faciles
avec les Chiites qui venaient à Nedjef et à Kerbéla visiter les tombeaux des imams.
Malgré la tranquillité apparente du pays, l'insurrection n'avait point désarmé et projetait,
faute impardonnable, de s'attaquer à la personne même du roi.
Au retour de la chasse, Nasr ed-din chah regagnait un jour son palais de Niavarand, et,
afin d'éviter la poussière soulevée par les chevaux de l'escorte, il marchait seul en avant
de ses officiers, quand trois hommes, sortant inopinément d'une touffe de buissons, se pré-
cipitèrent vers lui. Pendant que l'un d'eux tendait une pétition, que l'autre se jetait à la tête
du cheval et déchargeait un pistolet sur le monarque, le troisième cherchait à le désarçonner
en le tirant violemment par la jambe. Quelques chevrotines emportèrent le gland de perles
attaché au cou du cheval, les autres criblèrent le bras du roi et effleurèrent ses reins. Nasr
ed-din chah, qui ne le cède en sang-froid et en courage à aucun de ses légendaires devanciers,
ne fut pas troublé de cette agression : il prit le temps d'assener plusieurs coups de poing sur
la figure de ses adversaires, puis enleva au galop sa monture déjà épouvantée et put échapper
aux mains de ses agresseurs.
Saisis et interrogés sur l'heure, les assassins affirmèrent qu'ils n'avaient point de complices
en Perse et qu'ils étaient innocents, car ils avaient simplement accompli les ordres émanant
d'une autorité sacrée.
A la suite de cet attentat, plusieurs arrestations eurent lieu à Téhéran, entre autres celle
de la célèbre Gourret el-Ayn, dont on avait perdu les traces depuis quelque temps. Les
captifs, au nombre de quarante, furent jugés d'une manière sommaire et livrés aux grands
officiers, au corps des mirzas et aux divers fonctionnaires ou employés des services publics.
Avec une cruauté dont on retrouverait difficilement un second exemple, le premier ministre
avait décidé que les supplices inventés jusqu'à ce jour étaient insuffisants pour punir les
prisonniers : « Le roi, avait-il dit, jugera de l'attachement de ses serviteurs à la qualité des
tortures qu'ils infligeront aux plus détestables des criminels. »
Les bourreaux se piquèrent d'ingéniosité.
Les uns firent taillader les patients à coups de canif et aidèrent eux-mêmes à prolonger
leurs souffrances ; les autres leur firent attacher les pieds et les mains à des arbres dont
on avait rapproché les cimes et qui, en reprenant leur position naturelle, arrachaient les
membres du condamné. Bon nombre de Babys furent déchirés à coups de fouet; enfin on vit
traîner à travers les bazars de Téhéran des hommes transformés en torchère ambulante. Sur
leur poitrine, couverte de profondes incisions, on avait planté des bougies allumées, qu'étei-
gnaient, lorsqu'elles arrivaient au niveau des chairs, les caillots de sang accumulés autour
des plaies. Presque tous ces malheureux montrèrent au milieu des tortures un courage
d'illuminés : les pères marchaient sur le corps de leurs enfants; les enfants demandaient
avec rage à avoir la tête coupée sur le cadavre de leur père.
Les supplices finirent faute de gens à supplicier.
Bestait Gourret el-Ayn. Dès son arrestation elle avait été confiée au premier ministre,
Mahmoud khan, qui l'avait enfermée dans son andéroun et avait chargé sa femme du soin
de la garder. Celle-ci désirait sauver la vie de la prisonnière et fit dans ce but les plus grands
efforts. Elle lui représenta qu'elle n'avait plus rien à espérer des siens, qu'en reniant ses
SUPPLICE DE GOURRET EL-AYN.
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doctrines ou en promettant tout au moins de ne plus prêcher et de vivre retirée, elle obtiendrait
certainement sa grâce. Mahmoud khan lui-même, touché de la beauté de Gourret el-Àyn et
émerveillé de son intelligence, tenta de la convaincre.
« Gourret el-Ayn, lui dit-il un jour, je vous apporte une bonne nouvelle : demain vous
comparaîtrez devant vos juges; ils vous demanderont si vous êtes Raby, répondez : « non »,
et vous serez immédiatement mise en liberté.
— Mahmoud khan, demain vous donnerez l'ordre de me brûler vive. »
Gourret el-Ayn comparut en effet devant le conseil ; on lui demanda simplement si elle
était Raby, elle répondit avec fermeté, confessant sa foi comme l'avaient fait ses coreli-
gionnaires : ce fut son arrêt de mort. Ses juges, après l'avoir obligée à reprendre le voile,
lui commandèrent de s'asseoir sur un monceau de ces nattes de paille que les Persans
posent au-dessous des tapis, et ordonnèrent de mettre le feu à ce bûcher improvisé. On eut
cependant pitié de la martyre et on l'étouffa en lui enfonçant un paquet de chiffons dans la
bouche avant qu'elle eût été atteinte par les flammes. Les cendres de la grande apôtre furent
jetées au vent.
Depuis la mort de Gourret el-Ayn, le babysme n'est plus ouvertement pratiqué en Perse.
Les réformés renient leur religion et ne se font aucun scrupule de convenir en public que
les Rabs étaient de misérables imposteurs; néanmoins ils écrivent beaucoup, font circuler
leurs ouvrages en secret et constituent une armée puissante, avec laquelle les Kadjars auront
un jour à compter s'ils n'abaissent point l'autorité du clergé et n'établissent pas dans l'admi-
nistration du pays une probité au moins relative. Depuis ces derniers événements l'Altesse
Sublime s'est réfugiée à Akka (Saint-Jean-d'Acre), afin d'échapper aux persécutions et peut-
être à la mort. Les fidèles désireux d'entendre sa parole sont tous les jours de plus en plus
nombreux, et l'on assure que le pèlerinage de Saint-Jean-d'Acre a fait abandonner celui de
la Mecque par un grand nombre de Chiites.
L'année dernière, Nasr ed-din chah, épouvanté de l'influence toujours croissante du chef
des Rabys, voulut tenter de se rapprocher de Mirza Yaya et lui envoya secrètement un de ses
imams djoumas les plus renommés pour la force de ses arguments théologiques et la fermeté
de ses croyances, avec mission de ramener au bercail la brebis égarée. Je laisse à penser
quelles furent la surprise et l'indignation du souverain quand, au retour, le vénérable imam
djouma avoua à son maître que les arguments de Mirza Yaya l'avaient convaincu et entraîné
dans la voie de la vérité. A la suite d'un pareil succès, le roi, on le comprend sans peine,
n'a pas été tenté d'expédier à Saint-Jean-d'Acre une seconde ambassade. 11 ne faut pas
souhaiter à la Perse le retour d'une ère sanglante, mais il est à désirer cependant que le
sage triomphe des doctrines nouvelles permette aux musulmans d'abandonner sans secousse
les principes d'une religion néfaste dans ses conséquences, et de se débarrasser des entraves
apportées par le Koran et le clergé à la réalisation de réformes politiques et sociales des
plus urgentes.
Les livres de l'Altesse Sublime renferment un singulier amalgame de préceptes libéraux
et d'idées les plus rétrogrades. Contrairement aux prescriptions du Koran, Mirza Ali
Mohammed abolit la peine de mort en matière religieuse, recommande le mariage comme
le meilleur des états, condamne la polygamie et le concubinat, et n'autorise le fidèle à
prendre une seconde femme que dans quelques cas très exceptionnels. Il réprouve le divorce,
abroge l'usage du voile, ordonne aux hommes de vivre dans une douce sociabilité, de
se recevoir les uns les autres en présence des femmes ; il n'exige pas les cinq prières
réglementaires, déclare que Dieu se contente d'une seule invocation matinale, s'autorise d'un
passage du Koran dans lequel Mahomet annonce la venue d'un dernier prophète pour
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changer à volonté le temps et la durée des jeûnes, permettre le commerce et même les rela-
tions d'amitié avec les infidèles, et renverser l'impureté légale, cette éternelle barrière jetée
entre l'Islam et l'univers non musulman. Le réformateur, ne jugeant pas que les ablutions
soient particulièrement agréables à Dieu, n'en fait pas une obligation religieuse. Il interdit
la mendicité et la flétrit, bien qu'à l'exemple de Mahomet il ordonne de répandre autour de
soi de nombreuses aumônes; enfin il défend aux chefs civils d'exiger les impôts par la force,
de donner la mort, d'infliger la torture ou la bastonnade.
En opposition avec ces idées grandes et généreuses, les ouvrages babys contiennent des
prescriptions futiles et un singulier mélange de superstitions ridicules et d'idées incohérentes.
Le Bab, par exemple, ordonne de croire à la vertu des talismans, de porter des amulettes
dont les formes, minutieusement décrites, sont appropriées au sexe du fidèle, de se munir
de cachets de cornaline, d'orner les temples, d'avoir des oratoires privés dans les maisons
particulières, de célébrer pompeusement les offices par des chants et de la musique, de faire
asseoir les prêtres sur des trônes; il conseille à ses disciples de se parer de beaux habits,
de raser leur barbe, mais leur défend de fumer le kalyan, de quitter leur pays, de voyager,
et enfin, question bien autrement grave, de s'adonner à l'étude des sciences humaines qui
n'ont point trait aux affaires de la foi, ou à la lecture de tout livre qui ne concerne pas
la religion.
En résumé, quoique les origines du babysme aient été sanglantes, Mirza Ali Mohammed
ne surexcita jamais l'humeur batailleuse des réformés. Son caractère paraît d'ailleurs
avoir toujours été doux et paisible : s'il accepta la responsabilité des actes et des violences
de ses partisans et en subit toutes les conséquences, il ne prit jamais une part active et
directe dans la lutte contre le pouvoir royal et consacra sa très courte existence à l'exposition
de la foi.
30 avril. — Nous sommes descendus à la maison de poste. Le gardien du tchaparkhanè,
m'ayant proposé de sortir de la ville, me guide vers de superbes jardins situés sur les rives
d'un cours d'eau légèrement encaissé. Des arbres fruitiers en plein vent mélangent leurs fleurs
de couleurs différentes et forment des tonnelles sous lesquelles le jour peut à peine pénétrer.
Aucun obstacle ne vient entraver le développement naturel des branches, que n'ont jamais
torturées des piquets ou des fils de fer. « C'est le paradis terrestre sans la pomme », me
dit, en me montrant ses vergers, Mohammed Aga khan, un des Babys les plus puissants
de Zendjan.
Au retour, cet excellent homme m'engage à entrer dans sa maison et à venir saluer sa femme.
J'accepte avec plaisir, heureuse de pénétrer dans une famille de réformés. Tout d'abord je suis
surprise de l'ordre qui paraît régner dans cette demeure; je n'aperçois pas ces innombrables
servantes accroupies, inactives, leur kalyan à la main.
L'unique femme et la fille du khan viennent me souhaiter la bienvenue ; aidées de leurs
servantes, elles sont occupées à préparer le repas du soir.
La mère abandonne ce soin à sa fille et m'introduit dans une chambre élevée de quelques
marches au-dessus du sol, où elle m'invite à m'asseoir sur un superbe tapis kurde ras et fin
comme du velours. On apporte le thé, le café; mais, tout en appréciant la perfection avec
laquelle les femmes persanes préparent ces deux boissons, je ne perds pas de vue la jolie fille
chargée de présider à la confection du pilau de famille. Des traits largement modelés, des
yeux noirs agrandis par une teinte bistre qui entoure les paupières et accentue les sourcils
donnent à la physionomie une animation toute particulière. La tête est enveloppée d'un léger
voile de laine rouge dont la couleur intense fait ressortir les tons bronzés de la peau du visage.
Deux grosses mèches brunes se jouent sur les tempes, tandis que la masse des cheveux est
[picture]
JEUNE FILLE BABY DE ZENDJAS1.
L'ARMÉE PERSANE.
rejetée sur le dos; autour du cou s'enroule un collier formé de plaques de cornaline mêlées à
des morceaux- d'ambre jaune d'une beauté parfaite. La déesse du pilau porte une chemisette
de gaze rose dont les minces plis dessinent avec fidélité un buste développé qui ne connut
jamais la tutelle du corset; sa petite jupe de cachemire de l'Inde, à palmes, est attachée
très bas au-dessous de la chemisette et laisse au moindre mouvement le ventre nu. C'est
la toilette d'hiver. J'aurais bien voulu prolonger ma visite et faire connaissance avec les
ajustements d'été, mais les heures des voyageurs sont fugitives.
A part ses jardins et les ruines de ses anciens remparts, Zendjan n'a rien de particuliè-
rement intéressant; aussi Marcel accepte-t-il volontiers la proposition du hadji de prendre les
devants, afin de s'arrêter à Sultanieh un jour de plus qu'il n'a été convenu avant le départ
de Tauris. Grâce au passage des troupes dirigées sur les frontières du Kurdistan afin de
s'opposer à une nouvelle invasion des hordes sauvages qui, au printemps dernier, ont dévasté
l'Azerbeidjan , l'étape entre Zendjan et Sultanieh est d'une sécurité absolue.
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...
Au moment de notre départ d'Ispahan, le chahzaddè Zèllè sultan nous avait pourvus
de recommandations si particulièrement chaleureuses, il se proclamait notre ami avec une
si parfaite bonne grâce (nous ne l'avons jamais vu), menaçait de punitions si sévères les gens
assez audacieux pour oser nous résister, et donnait avec une telle précision l'ordre de nous
introduire dans les mosquées de Chiraz- les plus soigneusement fermées aux chrétiens, que
je m'étais souvent demandé, en chemin, si la dépêche dont nous étions porteurs n'avait
pas été précédée d'une communication moins gracieuse mais plus -directe, adressée au
gouverneur du Fars. 11 n'en était rien cependant, j'en ai la preuve aujourd'hui : malgré
l'extrême fanatisme de la population et les scrupules du clergé, nous sommes autorisés
depuis Ce matin à visiter toutes les mosquées de la ville.
Ce serait tomber dans une étrange erreur que d'attribuer l'intolérance spéciale des
Chiraziens à une fervente piété ou à un respect exagéré des monuments consacrés à l'exer-
cice de leur religion :.les habitants du Fars ne témoigneraient pas à tout propos et même
hors de propos de leur parfaite orthodoxie, si leur pays, durant ces dernières années, n'avait
été inféodé au babysme, et si la religion qui avait sapé profondément à la base la loi
de Mahomet ne s'était attaquée au pouvoir royal. Depuis ces événements, les babys, très
nombreux dans la province, déploient un zèle d'autant plus grand qu'ils ont plus à
redouter d'être accusés d'hérésie .et de rébellion. Comme, d'autre part, l'ardeur des vrais
croyants s'est ravivée au contact de l'hérésie naissante, réformés et orthodoxes font aujour-
d'hui assaut de purisme et, parlant, d'intolérance.
Après avoir été le berceau du babysme, la capitale du Fars est restée le rendez-
vous des mécontents et le foyer toujours latent d'une nouvelle insurrection. Plus de
la moitié de la population, assure-t-on, est attachée aux nouvelles doctrines. J'ai déjà
expliqué combien l'antagonisme entre les réformés et les vieux chiites enflammait le zèle
pieux des Chiraziens; en raison du fanatisme local, la situation des membres des com-
munautés non musulmanes est devenue intolérable. Les israélites notamment, bien qu'ils
forment une nombreuse colonie, ont une position des plus précaires. Cantonnés dans un
quartier particulier, une sorte de ghetto, ils font le commerce des métaux, la banque,
prêtent souvent à cent pour cent et vivent maltraités et méprisés par les emprunteurs,
trop heureux cependant d'avoir recours à leur intermédiaire. Les plus pauvres d'entre
eux ont obtenu le privilège d'aller fabriquer à domicile, moyennant une petite redevance,
le vin si renommé de Chiraz.
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